Projet M.A.D.E. – interview de Philippe Franck par Jacques Urbanska
Posté le 14 April 2011 dans 2011, blog, news, writing par Jacques Urbanska.
Projet sélectionné par la Commission Européenne dans le cadre du programme «Culture 2007-2013», MADE (Mobility for Digital Arts in Europe) était une action de coopération menée sur 24 mois, de juin 2010 à juin 2012. Elle a réunit le Centre des arts d’Enghien-les-Bains (France), leader du projet, et les coorganisateurs : Body>data>space (Londres), BoDig (Istanbul) et Transcultures (Mons). Ces quatre opérateurs sont des membres fondateurs du RAN – Réseau des Arts Numériques initié par le Centre des Arts d’Enghien-les-Bains qui regroupent à ce jour près de 30 opérateurs internationaux (parmi lesquels le festival Elektra et la Société des Arts Technologiques/SAT à Montréal, le Nabi Centre à Séoul, l’Université de Caen, de Paris, la Maison des Arts Créteil, le festival l’Ososphère, la Maison des Métallos, la Gaité Lyrique à Paris, le Festival Echos Sonores de Tunis/FEST… et de nombreux autres structures -importantes ou plus émergentes- ouvertes à la création numérique. A partir des enjeux et des chantiers discutés au RAN, ces 4 opérateurs ont conçu un projet européen, sorte de projet pilote pour d’autres initiatives possibles issues des membres du RAN, afin de pouvoir mettre en action certains objectifs concrets favorisant une meilleure mobilité des arts numériques. Dans un esprit similaire, un des objectifs principaux de MADE a été de développer la coopération européenne interculturelle dans le domaine des arts numériques. Pour ce faire, les organisateurs de MADE ont travaillé à une meilleure circulation, coproduction, Co-diffusion et échanges de compétence pour les projets artistiques numériques à un niveau européen.
Philippe Franck est directeur de Transcultures, un des opérateurs du projet M.A.D.E.
Comment est né l’idée du projet MADE ? De quel succession d’événements découle-t-il ?
Philippe Franck : MADE est né de la volonté de 4 acteurs du RAN (Réseau des Arts Numériques initié par le Centre des Arts d’Enghien-les-Bains en 2007), le CDA d’Enghien-les-Bains (leader du projet que l’on connaît bien via le dynamisme de son directeur Dominique Roland, son grand festival Bains numériques, ses publications liées à ses expositions de qualité mais plus largement sa “connectivité” pour la création numérique à un niveau réellement international), body>data>space (collectif d’artistes, commissaires mêlant les questions du corps, de la ville et des nouveaux dispositifs-interactivités numériques à Londres), boDig (collectif de danseurs, chorégraphes, performers et de chercheurs liés aussi à l’université d’Istanbul) et Transcultures (et son transactivisme partant de Mons vers de multiples points dans le monde) de travailler ensemble sur un projet (trans)européen favorisant la mobilité des arts numériques via des co-résidences, workshops, une co-production d’un projet numérique et la publication, en fin de processus, d’un livre blanc avec une série de recommandations et d’observations concrètes suite à cette expérience d’échanges. A noter que nous avons présenté de facto deux fois le projet MADE à la Commission européenne (programme Culture 2007-013) qui l’a finalement accepté mais entre temps, nous n’avions pas désarmé, notre motivation était toujours vive car elle vient aussi d’une certaine philosophie mais aussi de réalités que nous partageons dans nos différences associées.
Quelle en était la nécessité ?
Ph. F : On parle beaucoup aujourd’hui dans le domaine culturelle de “co ou de multi tout” et des collaborations de toute sorte dans le domaine de la création numérique mais de facto, les projets qui se satisfont de moins en moins d’un seul type soutien ou de compétence, sont encore trop souvent laissés un peu à eux mêmes et finalement peu suivi du début jusqu’au lendemain de la création ; seuls quelques grands appels à projet et réseaux (parfois pas si ouverts que cela) offrent des opportunités aux artistes en Europe mais ça manque encore d’une vraie économie collaborative alors que de part leur nature, ces oeuvres ont besoin le plus souvent d’un réel échange de compétences et de “tourner” pour se co-développer devant des publics différents et avec des moyens complémentaires. Il s’agissait donc de répondre d’abord à des besoins concrets non seulement des créateurs mais aussi des opérateurs-producteurs-diffuseurs de ces pratiques hybrides/numériques avec une sorte de projet pilote bien géré qui pourrait se développer en plate-forme en intégrant les enseignements de cette première phase.
Quelles sont les résultats concrets, “immédiats” pour les artistes en général (pas seulement les participants à MADE) ?
Ph. F : D’abord, via les workshops et débats organisés dans les différentes villes partenaires (dont la troisième étape aura lieu à Mons, au BAM, en journée, pour le volet débats-présentations et au Théâtre Royal , le soir, avec des projections numériques de Pascale Barret, d’artistes français et sud-américains produits par le Fresnoy et une performance solo en ligne, Astéroïde nomade, de Valérie Cordy sur cette thématique, ce 19 avril), des échanges bien sur d’expériences, des rencontres utiles, des réflexions croisées, une meilleure connaissance de la situation française, britannique, turque, belge, très différente les unes des autres, et ce pour tous les participants mais aussi pour le lauréat de l’appel à projet MADE (qui sera annoncé ce 19 avril à Mons, élu sur, au total, une centaine de propositions reçues d’une dizaine de pays différents) des possibilités d’aide concrète, une vraie co-production précédé de 4 résidences de 2 semaines chacune et d’apports de compétences croisées, des diffusions dans les villes impliquées et d’autres.
Dans quelles lignées/projets similaires, courant s’inscrit le projet MADE ?
Ph. F : Je pense que ce projet/plate-forme de coopération européenne s’inscrit surtout dans l’esprit volontiers “échangiste” (j’aime bien cette notion de “sharism” qui rappelle fortement cette “culture de l’échange” que nous défendions avec d’autres, au début des “arts et cultures électroniques”) et une volonté de collaboration – flexible mais durable – très concrète du RAN qui croise les enjeux de production artistique , de réflexion mais aussi d’économie et de recherche appliquée pour les arts numériques dans leur diversité mutante. MADE re/pose aussi la question de l’interculturalité et donc de l’identité à l’heure de l’emploi de technologies numériques souvent similaires.
Comment avez vous rédiger l’appel à projet ?
Nous avons travaillé avec mon cher complice Philippe Baudelot (qui a une fonction importante pour MADE de responsable éditorial et qui suit de l’intérieur chaque étape du projet entre et dans les différentes structures/lieux organisateurs), qui a proposé un socle déjà solide de cet appel peaufiné et discuté ensemble, sur un texte tenant compte de nos réalités, qui se veut à la fois assez précis et ouvert, en privilégiant la question de la mobilité du projet à tous les étages. Cet appel a aussi bénéficié de nos réflexions sur les différents chantiers du RAN et un premier appel à projet -différent mais qui soulevait aussi de nombreuses questions liées à la co-production aujourd’hui avec ces formes là- lancé par après dans ce grand réseau qui compte maintenant une cinquantaine de membres.
Quel le rapport entre le projet MADE et le RAN (Réseau Art Numérique) ?
Ph F : En complément de ce que je précise ci-dessus, je dirai que MADE n’est clairement pas à confondre avec le RAN. Certes sans le RAN sans doute MADE n’aurait pas existé mais MADE est bien circonscrit et ne répond pas à toutes les questions ni à tous les possibles ouverts par ce réseau qui n’arrête pas de s’étendre (et c’est pourquoi nous allons d’ailleurs attendre un peu avant d’intégrer de nouveaux candidats au RAN) et qui nous tient particulièrement à coeur. Donc MADE est un projet autonome, spécifique, né de l’association de membres actifs dans le RAN depuis ses débuts (d’autres projets européens pourraient voir le jour via d’autres membres, ça serait une belle conséquence de ce premier essai) mais des acteurs du RAN y participent et d’autres y sont conviés ponctuellement. Cela nous permet ne tout cas d’observer dans un temps donné et sur un certain territoire avec une thématique concrète et qui peut aussi donner lieu à d’autres développements, comment ça se passe et cela sera utile pour nous les organisateurs, mais pour tous les membres du RAN et aussi d’autres opérateurs des arts numériques, je pense.
Avec plusieurs projets Européens mené en parallèle, Transcultures aura bientôt plus de subventions de l’Europe que de la Communauté Française de Belgique. Peut-on imaginer à terme un contrat/programmes européen s’étendant sur plusieurs années ?
Ph F : Ca serait souhaitable mais je ne pense pas que ce soit possible au-delà de 4 ans et ce pour de gros projets dont les actions qui s’étaleraient de manière internationale, malheureusement 🙂 Les aides européennes sont finalement octroyées pour de relatives courtes périodes (1 an, 18 mois, 24 mois comme pour MADE, rarement plus) et les projets ont rarement l’occasion d’avoir une deuxième vie soutenue par le même programme alors que ça serait très profitable pour ancrer une action plus durablement. Il ne faut pas oublier que en ce qui concerne les programmes Culture, à chaque euro donné par l’Europe, on doit trouver un autre par nous même et que ce n’est pas facile chez nous quand on a déjà une subvention structurelle maigre. C’est en tout cas un stimulant et cela nous permet de proposer notamment plus de résidences et de collaborations internationales tout au long de l’année mais aussi des publications en fin de processus, ce qui est s’inscrit bien dans notre esprit transculturel qui conçoit toutes ces dimensions comme complémentaires d’un même processus artistique et critique.
Outre l’intérêt des projets européens, les structures vont-elles chercher des budgets à l’Europe, parce qu’elles se sentent de plus en plus à l’étroit dans leurs propres budgets ?
Ph F : Parfois, on peut se le demander, très sincèrement… C’est vrai qu’on se sent à l’étroit au niveau financier pour mener à bien nos missions et nos projets tant nationales qu’internationales. Nous devons lutter continuellement et sur le fil du rasoir pour continuer les festivals et les actions par ailleurs reconnus à l’international… mais c’est sans doute le lot ici dans une petite communauté qui s’ouvre, et c’est à souligner, de plus en plus à la création numérique mais avec beaucoup d’artistes hybrides et de projets intéressants pour peu de moyens et donc courageux et opiniâtres pour ceux qui veulent durer… Je vois ces sources de financement -nationales et européennes- en tout cas comme potentiellement complémentaires.Elles répondent cependant à des structurations, des politiques et des logiques différentes, donc à ne pas “plaquer” les unes sur les autres. Et il est aussi important de ne pas entreprendre un projet européen comme une simple extension avec “plus de moyens” d’activités qu’une structure entreprend déjà par ailleurs. Chaque projet européen a son cahier des charges, ses objectifs, sa logique, sa vision, ses ressources et ses actions précises : TRACES (Transcultural Research Artist Curator Exchange Series) que nous avons initié avec Irzu (Institut de recherche en art sonore, Slovénie) et Nida Art Colony (Lithuanie) sur la réflexion entre commissaires, critiques et créateurs sur les nouvelles pratiques nomades, Park in progress (coordonné par les Pépinières européennes pour jeunes artistes) autour des échanges européens de résidences artistiques interdisciplinaires de création dans des espaces verts, M4M (également sur des résidences croisées, aussi avec plusieurs structures membres des Pépinières européennes) et MADE plus particulièrement sur la circulation des arts numériques.
A voir ces différents projets européens, on a parfois l’impression qu’il est plus facile de rencontrer ceux qui sont loin, que de travailler avec ceux qui sont à nos côtés.
Ph F : On peut le penser d’autant plus en Belgique bien que pour nous, les impénitents Transcultures, nous n’avons jamais pensé comme cela. Mes premières collaborations transculturelles furent avec des structures flamandes dans les années 90 et maintenant c’est vrai qu’on est vraiment sur l’international mais toujours avec le souci de relier, et donc de faire des liens aussi avec ce qui se passe chez nous pour stimuler les créateurs avec ces rencontres précieuses dans des contextes souvent passionnants, et ce chaque fois que c’est possible.
Que va-t-il rester du projet MADE ? Quelle trace durable compte-t-il laisser ? Y a-t-il une volonté qu’il devienne pérenne ?
Ph F : Oui d’emblée, nous avons défini MADE comme une plate-forme collaborative durable et cette question de la mobilité des arts numériques ou plus simplement de la création intermédiatique contemporaine ne se règlera pas en un projet car il n’y pas de “pattern”. A chaque fois, il faut s’adapter (ce n’est pas un hasard si nous avons collaboré l’année dernière à un autre projet européen, A.D.A.P.T piloté par CIANT -Prague sur la question de l’adaptation ou de l’adaptabilité des technologiques aux arts performatifs et vice versa), se reconfigurer et trouver d’autres traits d’union pertinents en fonction du projet et des partenaires impliqués. Mais MADE, nous le pensons avec les autres co-organisateurs, peut sans doute apporter des éclairages précieux et son expérience concrète (c’est aussi pour cela que nous avons prévu dès le début la rédaction d’un “livre blanc” commun) pour aider à aller de l’avant pour d’autres opérations transdisciplinaires, transnumériques et transnationales.
Si l’on regarde la liste des partenaires de Transcultures, la majorité d’entre-eux se situent hors Belgique. Comment Transcultures envisage-t-il sont avenir ? Va-t-elle devenir une structure nomade ou transnationale ?
Ph F : Ce nomadisme est inhérent à l’esprit et au fonctionnement de Transcultures et ce depuis nos débuts officiels en 1996 à Bruxelles, quand j’ai lancé, avec quelques amis, cette aventure après quelques mois de vie intense et de rencontres à New York qui a généré d’autres voyages (et d’une certaine manière c’est aussi ces expériences à l’étranger qui me-nous donnent l’énergie pour lancer ces projets en Communauté française de Belgique), d’autres complicités et d’autres rencontres de part ce monde certes globalisant mais qui, en même temps, n’arrête pas de retracer ces frontières. La question a été et reste comment accorder ces logiques internationalistes, ces formes migratoires et ces visions “indisciplinaires” avec un territoire donné comme base opératoire à l’année, une ville, une communauté, une région et des publics ici, tout ça en évitant les replis et en croisant les volontés, les obligations et les politiques parfois paradoxales. Nous travaillons aussi à sensibiliser nos autorités aux bienfaits de ces échanges entre artistes de notre Communauté et étrangers qui apportent des moyens et une visibilité extrêmement précieux pour qu’ils puissent continuer leur projet et possiblement en vivre. Ce combat positif sans relâche fait sans doute partie de la beauté et de la difficulté de ce projet qui identifie toujours les différences pour mieux jeter des ponts entre des cultures, des pratiques, des trajectoires et des personnes.