Article | La chimie sonore de Mathilde Schoenauer Sebag (Fr/Be) – Jacques Urbanska | Turbulences Video #118 (Fr)

A l’origine, une poignée d’atomes…

Une formation d’ingénieure chimiste a conduit l’artiste française Mathilde Schoenauer
Sebag à effectuer un doctorat en sciences des matériaux sur les panneaux solaires à l’ESPCI, L’École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris. Mais à un moment, pour elle, le laboratoire est devenu trop étroit pour les urgences : urgences climatiques, sociales, artistiques… « de celles qui empêchent de s’asseoir » dira-t-elle.

Dans sa pratique artistique, l’influence du théâtre, que ce soit en tant que comédienne, metteuse en scène ou improvisatrice, imprègne son rapport à la scène et au geste musical : la narration automatique, l’ancrage du son dans les corps, le jeu dans le rapport avec le public. La pratique de l’improvisation théâtrale en particulier lui permettent de faire un pont joyeux entre fil narratif, corps, scène et matière sonore.

Le premier lien qu’elle a noué avec le son a d’abord été musical. Un enseignement classique de la harpe au conservatoire, instrument sur lequel, les années et électrons aidant, est venu se greffer la MAO1, la bidouille2 et le field recording3. Sa recherche, sous le pseudo de création Duu Din Ka, s’oriente alors clairement vers la création sonore pour des pièces ou documentaires radiophoniques (comme Censure !, un documentaire sur la censure qui s’exerce sur le corps des femmes, co-réalisé avec le journaliste et artiste Constant Léon4). Dans ce travail, l’aspect musical est resté omniprésent, en particulier dans le traitement sonore des voix et l’ajout d’éléments musicaux issus de sources diverses : « Permettre à d’autres sens, moins verbaux, d’émerger. Prendre des risques en cherchant le sensible. »

Après un passage en Master Art dans l’Espace Public de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, l’écriture, l’installation sonore, la recherche intersensorielle (en particulier tactile et olfactive) ont fini par trouver une place dans son paysage sonore protéiforme.

« La recherche est permanente. Elle ressemble tantôt à un grand manteau blanc, tantôt à un éboulis rouge carmin » dit- elle.

Aujourd’hui, Mathilde Schoenauer Sebag évolue entre la création sonore, le spectacle vivant, l’enseignement et l’acti- visme. En 2021-22, Transcultures, Centre des cultures numé- rique et sonore basé à La Louvière (Belgique) a accompa- gné en production le nouveau projet sonore, radiophonique et éditorial de l’artiste : les cailloux meurent5 aussi. Rencontre à Bruxelles autour de cette création originale et du parcours hybride de cette jeune créatrice atypique.

Rencontre entre Mathilde Schoenauer Sebag et Jacques Urbanska
Bruxelles – octobre 2022 …

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C’est quoi “Duu Din Ka” exactement ?

“Duu Din Ka”, c’est Doudinka, une ville en Russie, qui a croisé un surnom hérité du lycée. Avant de pouvoir jouer avec les autres, il fallait bien jouer seule. Et donc j’ai bidouillé ma harpe, je suis partie dans tous les sens, samples de métro et de films, mystiques numériques, hydrophone, trucs qui groovent. J’ai produit un album assez techno-house-ambient, des lives assez expérimentaux, et puis des trucs un peu cheesy.
Plus tard on l’a nommé pour moi et j’ai appris le vocabulaire : improvisation, pièce radiophonique, paysage sonore, musique concrète, Deep Listening… Mais à la fin, moi je faisais de la musique et puis peu importe si c’était le son de la ligne 5 du métro, avec un gong et trois notes de harpe, ou bien une track de house en 4/4, ou le shirley était la collision de deux trous noirs. Je me suis toujours amusée sans chercher l’efficacité.
Comme beaucoup d’artistes que Transcultures et les Pépinières Européennes de Création soutiennent, vous affichez un parcours pluridisciplinaire, où se mêlent la recherche et la production artistique, la science, la pédagogie, les divers milieux professionnels… Quel est votre ressenti et votre vécu de ces croisements, de ces parallélités et/ou colinéarités temporaires ?
La démarche scientifique et artistique sont similaires en beaucoup de points. M’être penchée huit ans sur des atomes, des équations, des formalismes m’a donné, d’une part, une sorte d’hygiène de travail, d’autre part, une ouverture pour “ce qu’on ne sait pas encore qu’il puisse se passer”.
En recherche scientifique comme artistique, on est entre le confort de “je sais ce qui arrive” et l’exploration. Parce que même si on sait ce que les électrons sont censés faire, ils finissent toujours par nous surprendre. Artistiquement, c’est pareil, je sais toujours comment je pars, et j’ai une vague idée de là ou je pourrais arriver, comme quand on commence une thèse. Et puis, on embrasse les déviations quand elles surgissent, parce que c’est une conversation avec la matière (artistique ou moléculaire). Une conversation asymétrique qu’on ne maîtrise pas, et qui reste agréablement déroutante.
Il y a également un rapport au réel, au fait de s’en échapper, en le sublimant, en le regardant autrement. Être scientifique ou être artiste, pour moi, se rejoignent à l’endroit de l’extirpation du réel. On pourrait penser l’inverse, parce qu’un des objectifs scientifique est de décrire la réalité, mais la méthode scientifique éloigne cette réalité objectifiée de l’expérience quotidienne (cette distance varie d’une science à l’autre). Donc on s’extirpe de l’expérience quotidienne pure et on plonge dans un niveau au-delà, par-delà. Exactement comme en art : on se place à une certaine distance du quotidien, notre attention se porte (de manière parfois quasi-passive) sur un détail, voire une abstraction. Comme quand une artiste sonore entend une composition instantanée à un rond-point, sur le bord de la route : la distance avec le réel finit par augmenter ce réel.
Si la science dirige l’attention vers le banal, le répétable, comme le disait le physicien nord américain Richard Feynman, alors l’art ouvre quant à lui l’attention sur une modalité flottante.

Quel serait le fil rouge de votre transdisciplinarité, l’articulation, l’axe qui pourrait être le point d’entrée de votre recherche artistique ?

Le corps ! Le corps en lien avec l’espace, le lieu et ceux et celles qui s’y trouvent (humains ou non-humains). Les sensations internes et externes sont les inputs qui permettent à tout art vivant d’être fluide et connecté avec le reste du monde. C’est fondamental dans tout travail de scène, mais aussi dans tout travail artistique. Je le dis plus comme acte de foi que de raison.
Le rapport avec le public (des élèves, des auditeurices dans un amphi propret, des auditeurices dans un squat) est également un élément qui me tient à cœur. Pour moi, ça ne doit pas être A-Artiste actif qui donne à P-Public passif qui prend. C’est toujours A et P qui jouent ensemble. Ce n’est jamais A avec des mains sur son violon, c’est A avec son corps entier et ses souvenirs et sa cheville qui la lance un peu et son souffle qui joue. Même face à des machines, il doit y avoir du corps.
C’est pour ça que l’improvisation est aussi puissante, parce qu’elle a intégré dans son ADN la nécessité d’utiliser tout ce qu’il se produit à un instant donné. Ce qu’il se passe à l’intérieur de notre corps, puis toutes les données sensorielles, le train qui passe au loin, un toussotement, une lumière qui vacille… et puis les souvenirs qui surgissent et guident sans qu’on ait besoin d’aller les chercher. Il n’y a qu’un fil à tirer et jamais à aller provoquer. Il n’y a pas d’anecdotes, il n’y a que des événements auxquels on doit accorder de l’importance.

Outre cette pluri et interdisciplinarité de votre parcours et de votre travail, vous soulignez également la notion d’activisme (dont le terme est polysémique d’ailleurs), quels sont les sujets et les thématiques que vous avez envie de porter ou de défendre et comment cela se traduit-il dans vos pratiques artistiques ?

Par activisme, j’entends un certain engagement dans l’organisation, la planification, et la participation à des actions directes (déversement de 1000L de faux pétrole devant le siège social d’une compagnie qui assure les projets d’exploitation de combustibles fossiles, “happening” au salon de l’auto, collages féministes, actions anti-pub…). Les actions auxquelles je prends part ont un caractère environnemental prononcé, et depuis quelque temps, je me réjouis de voir cette lutte converger avec des enjeux sociaux, queer, féministes et antiracistes notamment.
L’intersection entre mes principes politiques et la création artistique est épineuse, parce que mes émotions perturbent aussi bien qu’elles génèrent mes états créatifs. Si je me mets à pleurer de colère en plein montage, je ne peux plus avancer. Parfois, le fiel que je mets dans mes mots dessert le propos artistique, puisque dans ma colère je voudrais surligner huit cent fois ce que le monde, d’après moi, devrait entendre. Je rajoute de la “mega noise”, alors que le propos est déjà suffisamment violent. Le sur-surlignage et l’art font mauvais ménage, sauf quand c’est à des fins esthétiques, et non politiques (si l’envie de convaincre est une fin en soi et non un moyen, l’intérêt artistique de l’objet créé s’en trouve diminué d’après moi). Justement, ce que le travail sur “les cailloux meurent aussi” m’a appris, c’est à dissocier l’ardeur de mon intention de la réalisation. Ne pas polluer le tout petit, le discret, le ce-qui-va-peut-etre-embarquer-les-non-gauchos, par des phrases hurlées au mégaphone. Parce qu’alors, on perdrait aussi ce qu’il se passe entre les surlignages. Qui est en fait d’un autre type de puissance. D’ailleurs, et malgré cette auto-mise en garde, c’est peut être un des aspects qui pêchent dans les cailloux meurent aussi.. Si j’avais moins eu d’intention de convaincre, j’aurais pu laisser à l’auditeurice se faire un avis propre sur l’extractivisme, en choisissant des positions moins tranchées pour les personnages. L’avis que l’on se fait soi-même est peut-être plus puissant que l’avis qui nous est imposé.
Le sensible convainc et fait changer les choses, peut-être plus lentement, mais plus en profondeur. Une fois ce constat fait, je ne sais pas si on a le temps de se rendre compte de l’impasse du modèle extractiviste, et c’est aussi pour ça que je dois être activiste, pour mon envie de participer à des changements plus rapides (quoiqu’encore trop lents par rapport à l’urgence de la situation).

Vous aimez travaillez en collaboration, mais m’avez dit vouloir fuir les “artistes maudits”, chercher du “positif”, de l’espoir, du bonheur. Vouloir aborder des sujets graves et parfois sombres, mais avec la force de l’optimisme…

C’est drôle que vous vous souveniez de ça 🙂 Oui. Je voudrais passer mon temps avec des gens lumineux, de la même manière que je voudrais manger des bons radis du jardin. Ça veut pas dire que j’évite tout ce qui est dur ou douloureux, ou bien les gens qui sont tristes ou à qui il arrive des “choses dures”. Juste que, j’aime bien rire, et que, dans certains milieux artistiques, il y a des gens qui vont mal par posture. Ceci n’est pas des “bons radis” à mon goût.
Dans la plupart des milieux de musique expérimentale que j’ai fréquentés, presque tout le monde semble contrarié, les corps rigides, les sourcils froncés et les mines graves de celleux qui se concentrent pour apprécier. La musique expérimentale est certes exigeante et parfois intellectuelle, mais j’ai l’impression que son intellectualisation est, pour certains, là encore, une fin en soi et pas un moyen. C’est comme si on ne pouvait pas créer de la qualité esthétique en étant léger. Comme si la profondeur dans laquelle on doit rentrer pour créer devait se propager au contenu que l’on crée. Qu’une réserve un peu nerdy était gage de qualité. Et cet aspect recoupe aussi, je crois, une absence quasi-totale de communication avec le public.
Vous travaillez habituellement sur plusieurs projets en parallèle, outre les “cailloux meurent aussi”, quels autres chantiers artistiques vous occupent actuellement ?
Cette dernière année, j’alimente quelques chantiers différents. Je suis une formation pour être “futurière” avec l’anthropologue Yoann Moreau. Au Japon, les futurier.e.s sont des représentants.e. du futur qui sont présent.e.s aux conseils communaux. Leur incarnation, malgré la composante de jeu évidente, modifie en réalité la façon de prendre des décisions. C’est un jeu-pas-si-jeu. Pour devenir futurière, on doit choisir un sujet, et aller rendre visite à ce sujet, il y a 50 années. J’ai choisi la gadgetisation de la technologie, en particulier la création de programmes débiles sur les machines à laver. J’ai imaginé un archétype d’ingénieur, et je lui ai laissé un message vocal. L’étape prochaine (et finale) c’est de parler à l’époque présente, depuis le futur.

frontières, c’est un projet qui devrait, je l’espère, un jour repartir en résidence. Pour mon jury de master de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, j’ai installé sous un pylône à Moeraske, des enceintes qui diffusaient un prémontage à partir de sons enregistrés quelques jours avant sur le même lieu. Étaient également diffusés, les champs électromagnétiques transformés en son provenant de la présence des pylônes. Le futur de ce projet est de l’exporter dans des lieux aux frontières (entre l’humain , l’industriel, et le “naturel”) et de rendre cette frontière floue grâce au son.

“Du raifort dans mon ciboire” est un duo-souvent-trio d’improvisation sonore, qui mélange voix parlée. hydrophone, synthés, flûte, harpe et autres électroniques. C’est un projet de recherche permanent, qui s’écrit avec et pour le public, dans une recherche intersensorielle. Un album autoproduit issu d’une session est à paraître courant octobre 2022.

Ma première rencontre avec le projet Duu Din Ka, ça a été “de l’intérêt de fusionner les traités de génétique moderne avec les livres mythologiques”, une piste sonore de 3 petites minutes, autour de la citation d’Audre Lorde : “for women, poetry is not a luxury, it’s a vital necessity of our existence”. C’est une bonne accroche pour parler de votre rapport à la matière sonore, au son pris comme objet physique de création artistique.
Le son, pour moi, c’est une texture. Donc c’est presque plus le toucher que l’ouïe qui est mobilisée. Donc je vais chercher dans ce que j’écoute les textures que j’aime ressentir.
Chronologiquement, mon rapport au son a commencé par être musical, et donc, irrémédiablement, à la danse, au corps, au mouvement. Quand j’écoute, ça bouge, quelque part, peut être à l’intérieur. Il y a une sorte de petite peluche sphérique qui se met en mouvement à l’arrivée d’une information sonore. Cette information est transformée en cartographie mentale et corporelle.
Par rapport à “De l’intérêt de fusionner…”, c’est encore une histoire de décloisonnement, de la science avec la non-science. J’ai répondu à un appel à participation du collectif féministe “Mange tes mots”. J’ai eu l’envie d’écrire une histoire d’une fusion. Entre deux êtres vivants de deux espèces différentes. Entre la génétique et la mythologie. Mais je crois que quelque chose se casserait si j’essayais d’écrire ici autre chose sur cette histoire.

Et si vous deviez traduire votre parcours sonore en exemples, quelles seraient vos références ?

Si je prends le côté sonore musical, je dirais aujourd’hui : L’électro de Matmos et celle de Matthew Herbert. Les objets font la musique. Et ça groove et le corps bouge. Parce que tout ne doit pas être ultra cérébral pour faire du bien, et que les micro frottements sur une cymbale, c’est pas pour tous les jours.
En musique improvisée : Hélène Breschand, harpiste, soliste internationale et compositrice française. C’était au CRR93 ou j’étudiais l’improvisation musicale dans la classe de Philippe Panier. Cet épisode incontournable a réconcilié le corps, le son instrumental, le bruit, la voix, le théâtre et a fait totalement dévier ma trajectoire sonore.
A l’origine de ma curiosité sonore et noise, il y a aussi Nicolas Jaar. Comme Joni Void : quelque chose de rond, de début de paysage sonore, pas très loin de l’harmonie, mais qui amène vite des images, des textures, des frottements.
Bernie Krause, parce que grâce à lui j’écoute la ville et l’ailleurs comme un orchestre.
Jana Winderen, pour son travail sonore sur les planctons. En fait, il y a beaucoup d’artistes que j’écoute qui utilisent des minuscules sons ronds.

Quelle est l’histoire du projet “les cailloux meurent aussi”, de quoi cela parle-t-il ? Quel était votre but en créant ce projet et comment a-t-il évolué lors de cette année de production ?

Le but premier, c’était de raconter une autre histoire de l’extractivisme. La notion même de pic d’extraction d’un métal est majoritairement absente du débat public, il faut absolument qu’on évoque ce que notre train de vie en occident et la transition numérique impliquent pour la mine, l’environnement qui l’entoure, les humains qui y travaillent.
Puis ce projet est devenu : “tiens, mais il n’y a pas seulement les atomes des mines dont on ne connaît pas les histoires, il y a les atomes de tous les objets qu’on côtoie, tout ce qui est issu de l’industrie et qui voyage”. Ces atomes “qui se retrouvent dépossédés de leurs histoires”. Du coup, le projet s’est transformé en une tentative de réconciliation des humains avec la chimie, à des fins plus seulement de défense et de réveil, mais d’émerveillement simple. Peut être que la défense vient après l’émerveillement, mais je voulais juste partager ce que le fait d’être chimiste me procure, comme rapport au monde. Et puis j’ai voulu en faire un objet sonore intéressant et esthétique, que la création sonore serve le fond. Je voudrais qu’on écoute le monde, et que les objets nous touchent par leur son.
Puis, retour à la case départ : qu’est-ce que je fabrique ici ? C’est d’objets dont il est question ici ! De matière. C’est une ode à la matière. La forme doit rejoindre le fond ! Je ne peux pas ne faire qu’un objet non matériel pour parler de la matière. Alors, écrire le livre est devenu évident. Et le tableau s’est complété au mixage, pour donner vie sonore aux objets, et avec le graphisme, pour donner vie en 3D au livre, avec respectivement Rémi Gérard et Juliette Damien.

Dans la présentation du projet, il y a cette phrase : “Faire se rencontrer des mondes habituellement considérés comme disjoints. […] Exhumer des langages, chercher les termes adéquats, avancer sur une ligne de crête : tendre un micro vers les atomes chauds qui chuchotent la nuit dans notre dos…”, que voulez-vous dire par là ?

La science occidentale et l’animisme sont habituellement considérés comme disjoints, on ne peut pas, dans un cours de chimie, enseigner que la matière puisse “penser” et “ressentir”, par exemple. Pour l’anthropologue P. Descola, elles font partie d’ontologies qui ont tendance à s’exclure (le naturalisme et l’animisme).
Il faut avancer sur cette ligne là, d’un côté, une certaine science froide qui catégorise, de l’autre un monde mystique chaud, qui peut aussi enfermer (ne serait-ce que par la perception que s’en fait l’occident : des hippies en sarouel qui fument des pétards en se connectant à l’énergie de la lune). Entre les deux, il y a cette ligne là que je cherche – et c’est escarpé : parler avec des cailloux, pas complètement comme une chimiste, mais pas non plus complètement comme une chamane. Comme une chimiste qui aurait laissé son esprit cartésien errer, et une branche un peu méta s’y serait greffée. Le nouveau cerveau est pétri des deux influences.
Je voulais finir cette rencontre sur votre rapport avec la pédagogie, votre amour pour la transmission du savoir, un point qui rejoint d’ailleurs ce qui fait l’ADN de Transcultures : l’émergence, la passation et “faire découvrir à l’autre” les singularités créatives…
La transmission, je crois, c’est être tellement enthousiaste par ce que l’on sait, qu’on pense que la vie des autres s’en trouverait également améliorée si elleux aussi savaient. Et quand je parle à mes élèves, je voudrais leur communiquer ce qu’il y a d’extraordinaire à être vivant sur Terre. Pourquoi est-ce que, si les atomes sont pleins de vide, on ne voit pas à travers ? me demandait un élève tout à l’heure. Pourquoi c’est difficile de faire des pâtes en haut de l’himalaya ?… C’est tellement gai de ne pas savoir, et puis d’apprendre, et puis de savoir. Quand je vois leur visage s’illuminer tandis que le monde s’augmente un peu, c’est un plaisir inégalable.

Notes
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  1. duudinka.com
  2. Musique Assistée par Ordinateur
  3. La traduction française du mot hacker que propose le “Grand dictionnaire terminologique”. Le hack, c’est comprendre, bidouiller, détourner… diront Gilles Bœnisch et  ‪Amaelle Guiton dans leur livre “Hackers. Au cœur de la résistance numérique‪”. Paris, Éd. au Diable Vauvert, 2013, 245 pages », Questions de communication, 2014/2 (n° 26), p. 427-428
  4. Terme utilisé pour un enregistrement audio produit en dehors d’un studio d’enregistrement (enregistrements de sons naturels ou produits par l’homme). Le terme s’applique également aux enregistrements sonores de champs électromagnétiques ou de vibrations en utilisant différents microphones comme une antenne magnétique passive ou des microphones de contact.
  5. Journaliste, correspondant en Arménie (RFI, Ouest-France, RTS). Fondateur, entre autres,  de « Jouïr podcast , une archive orale des questions de genre, d’intimité et de sexualité > twitter.com/const_podcast
  6. Projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles (FACR – Fond d’aide à la Création Radiophonique). Co-production : Transcultures. Structure d’accueil : l’ACSR (Atelier De Création Sonore Radiophonique) et le soutien des Pépinières Européennes de Création.
  7. https://duudinka.bandcamp.com/releases
  8. https://www.youtube.com/watch?v=0tkCUU_uY8A&t=906s
  9. Le “deep listening” ou ‘écoute profonde, telle que développée par la compositrice nord américaine Pauline Oliveros (paulineoliveros.us) , explore la différence entre la nature involontaire (entendre) et volontaire (écouter) de notre perception auditive. Cette pratique comprend des travaux corporels, des méditations sonores et des performances interactives, ainsi que l’écoute des sons de la vie quotidienne, de la nature, de ses propres pensées, de son imagination et de ses rêves. Il cultive une conscience accrue de l’environnement sonore, à la fois externe et interne, et favorise l’expérimentation, l’improvisation, la collaboration, le jeu et d’autres compétences créatives essentielles à la croissance personnelle et communautaire
  10. Richard Phillips Feynman est un physicien américain, l’un des plus influents de la seconde moitié du XXᵉ siècle, en raison notamment de ses travaux sur l’électrodynamique quantique, les quarks et l’hélium superfluide.
  11. Cette observation est issue d’un cours sur les cultures de l’attention par Yoann Moreau, anthropologue.
  12. https://www.lesoir.be/403474/article/2021-10-29/climat-des-activistes-deversent-du-faux-petrole-devant-les-bureaux-daig
  13. https://www.rtl.be/info/regions/bruxelles/100-personnes-interpellees-au-salon-de-l-auto-des-militants-ont-verse-du-faux-sang-et-tague-des-vehicules-videos–1189297.aspx
  14. L’extractivisme consiste à extraire, directement dans le milieu naturel et sans retour vers lui, des ressources naturelles qui ne se renouvellent pas ou peu, lentement, difficilement ou coûteusement.
  15. un marais situé entre commune bruxelloise de Evere et de Haren > fr.wikipedia.org/wiki/Moeraske
  16. Essayiste et poètesse américaine, militante féministe engagée dans le mouvement des droits civiques en faveur des Afro-Américains
  17. Groupe de musique électronique de San Francisco composé de M. C. (Martin) Schmidt et Drew Daniel, avec la collaboration de différents musiciens > vague-terrain.com
  18. Musicien et producteur anglais de musique contemporaine > matthewherbert.com
  19. helenebreschand.fr
  20. Le conservatoire à rayonnement régional d’Aubervilliers-La Courneuve
  21. Musicien-improvisateur français
  22. Compositeur et producteur américano-chilien de musique électronique > nicolasjaar.net
  23. Projet électro expérimental du producteur et musicien franco-britanique installé à Montréal Jean Cousin > jonivoid.bandcamp.com
  24. Musicien américain, docteur en bioacoustique et enregistreur de paysages sonores
  25. Artiste sonore basée en Norvège avec une formation en mathématiques, chimie et écologie des poissons > janawinderen.com
  26. Monteur image, mixeur, compositeur, ingénieur du son belge
  27. Graphiste, artiste sonore et physicienne belge

Article | Rachel M Cholz (Fr/Be), Écritures hybrides, entre allégories et paradoxes – Jacques Urbanska | Turbulences Video #118 (Fr)

Rachel M. Cholz partage son temps entre Genève, Paris et Bruxelles, où elle vit actuellement. Outre l’écriture de récits, elle écrit et crée des projets pour la scène et les arts numériques. En plaçant la langue au centre de la dramaturgie, elle se délecte des paradoxes du langage comme du Nail art dans le cambouis.

En 2010, elle décide d’entrer à l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre à Bruxelles. Sa rencontre avec la capitale belge se fait, comme souvent, par diverses habitations temporaires, qui la conduisent à créer, avec d’autres, un atelier d’artistes dans une ancienne entreprise de ballons, sa chambre située dans l’es- pace des machines. Elle y installera ensuite un atelier de gravure.

À cette période, elle ne se concentre pas sur un champ artistique précis : écriture déjà, mais aussi performance, installation, gravure… Une approche sémiologique, cherchant à tâtons les paradoxes entre médium et langage. Elle se forme en parallèle à la régie lumière au Magasin 4, haut lieu de la culture punk-rock et des musiques alternatives. Elle voyage aussi beaucoup : Turquie, Inde, Mexique, France… Elle réalise ce qu’elle nomme son « premier travail d’écriture » en 2013, entre l’Arménie et la Géorgie, qu’elle parcourt en stop et en taxi. Elle dira de ce voyage : « Ma rencontre avec un camionneur borgne, qui faisait un commerce de pierres, a été révélatrice de ce que j’ai fait là-bas. J’ai développé à travers un texte, une dualité corps-paysage, en parcourant toutes les ruines de l’Azerbaïdjan, en guerre avec l’Arménie, et les checkpoint qui nous laissaient rentrer dans le pays depuis le sud, pour des raisons commerciales. La cicatrice d’un pays comme de son propre visage. Me sont venus là mes premiers espaces de jeux en écriture : des géographies de la chair. »

Elle part régulièrement travailler en Suisse, en tant qu’éclairagiste pour plusieurs festivals de jazz. Elle achète une Ford Courrier, en fin de vie, qui lui fait dire qu’elle a « passé plus de temps en-dessous que dedans », les mains dans le cambouis, avec son oncle qui a un garage dans le jardin de sa grand-mère en banlieue lyonnaise.

« Mon rapport à la voiture, à la circulation, et aux non lieux qui les entourent, se retrouvent régulièrement dans mes récits : comme dans Octobre ma fortune2, qui parle d’un accident de moto ; ou deux autres textes en cours d’écriture : un sur l’histoire d’un trafic d’essence et l’autre qui se déroule devant le périphérique de Charleroi où j’ai logé pendant une tour- née, la fenêtre de ma chambre à dix mètres du R9, ce ring surréaliste qui survole tout un pan de la ville. »

En 2015, elle déménage dans un nouvel atelier, ouvert avec d’autres auteurs, où sont organisés ponctuellement des évènements et des soirées lectures à travers des micros-ou- vert. Elle vit pendant plusieurs années entre Genève, Bruxelles — où elle reprend un master écriture à l’INSAS, l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle et des Techniques de Diffusion (Bruxelles) — et différentes résidences d’écriture en France et en Belgique.

Viennent ses premiers écrits pour le théâtre, dont Trois pour cent sauvages, qu’elle montera en 2020, ou encore Garde à vue qu’il te montre (notamment en résidence d’écriture à la Chartreuse)… Son récit No ou le pactole, développant une écriture scandée, à partir d’un groupe de personnes sans domicile fixe, est édité fin 2022 aux éditions de La lettre volée.

Toujours fascinée par des éléments sans évidence poétique, Rachel Cholz porte un intérêt aux « à-côtés » urbanistiques ou sociaux et aux ambivalences des champs lexicaux qui les définissent.

« Le monde est de plus en plus scindé par ses contextes. Les spécificités s’accumulant, il y a de moins en moins de poly- valences avec, je pense, une plus grande méconnaissance du monde de l’autre. Cela laisse davantage de place aux possibles, pour jouer avec les habitus, en les confrontant les uns aux autres. »

C’est ce qui l’intéresse aujourd’hui : s’amuser avec le protocole au-delà du cadre de l’écriture, en liant des personnes de différents milieux, afin de repenser l’ensemble des espaces de représentation.

En 2020, Rachel Cholz se lance dans le projet d’écriture hybride multimédiatique Viens Valeur. Ce dernier découle du développement de l’ASMR* sur les réseaux sociaux (et notamment YouTube), que l’artiste veut interroger suivant deux axes : le fétichisme des objets en tant que possibles sonores (ainsi que leurs décalages sémiotiques), et la mise en réseau de l’image. Après plusieurs résidences (Le Château Éphémère/ Fr, iMal/Be, Fabrique de théâtre/Be, Villa la Brugère/Fr), le projet a reçu une aide à la production de la Fédération Wallonie-Bruxelles (commission arts numériques)8 et est accompagné par Transcultures (Be) et les Pépinières Européennes de Création (Fr) pour les années 2022 et 2023. Une première étape a été montrée lors de l’exposition Sweet B.I.O.S au POELP10 (Bruxelles) de novembre à décembre 2022.

Rencontre entre Rachel M. Cholz et Jacques Urbanska,
Bruxelles – décembre 2022 …

A Lire dans Turbulences Vidéo #118

Comment te présentes-tu aujourd’hui et quel regard portes-tu sur ton parcours passé et entrevois-tu où cela pourrait te mener ?

J’ai suivi des études en “Espace urbain” à la Cambre, qui est une spécialité abordant l’espace comme outil réflexif et politique, sans se concentrer réellement sur un médium. J’y ai abordé des petits conflits sémiotiques à travers le son, la vidéo, la performance, l’écriture. Je me suis ensuite centrée sur l’image, en pratiquant la gravure pendant quelques années.

La gravure était pour moi un espace très intéressant, en dehors des codes illustratifs de l’image, car il me permettait une réinterprétation visuelle d’un même objet à chaque tirage. J’ai développé une pratique alliant gravure et monotype (un procédé d’impression d’encre sur papier sans morsure/gravure). Le monotype par dessus la gravure m’offrait de nouvelles traductions de celle dernière. Mais je sentais comme un manque avec l’image, du moins je ne me suis pas retrouvée dans les multiples couches de compréhension avec lesquelles je voulais travailler. J’étais comme limitée. Et je n’étais pas intéressée par la sacralisation de l’objet. Ma pratique de l’écriture a pris le dessus, j’ai donc fait un virage serré, un demi-tour. Même si ces années n’ont pas été inutiles : outre une poésie d’un certain langage technique, elles m’ont permis de comprendre ce que je cherchais en dehors de l’image, dans l’écriture.

Comment passe-t-on de l’Art dans l’Espace Public (option son et print-making) à l’écriture théâtrale ? Comment as-tu fait “demi-tour” ?

Comme je l’ai dit, mes études dans l’espace public m’ont apporté un espace de réflexion plus qu’une fixation sur un médium. D’avantage une approche sémiologique autour de la “poésie de l’espace”, que j’ai commencé à développer à l’écrit, par petites touches, et puis de plus en plus.

J’ai alors souhaité me confirmer cet intérêt pour l’écriture. Pour me le statuer plus que pour “apprendre” à écrire. J’ai donc fait ce master en écriture théâtrale à l’INSAS. Mon approche du plateau, notamment liée avec l’éclairage, m’a porté vers la mise en scène. Ce n’était pas forcément une volonté au départ. J’ai écrit “Trois pour cent sauvages” (mon troisième texte de théâtre) en partant de personnes de mon entourage. Elles n’étaient pas directement liées à l’acting, plutôt à l’écriture et au micro-ouvert, mais je ressentais le besoin de croiser notre travail au niveau artistique et humain. Et pour être honnête aussi, le texte me semblait trop “décalé” pour que je trouve quelqu’un souhaitant le mettre en scène. J’avais une idée très précise de ce qui me semblait indispensable : j’ai donc fait la mise en scène.

D’un autre côté, je me suis toujours senti plus proche du récit, en tant que tel, que du récit à des fins théâtrales. Du moins l’aspect illustratif, que je recherche dans la forme du récit, m’intéresse moins dans les arts de la scène. Mais l’écriture théâtrale m’a aidé, me donnant notamment des codes supplémentaires pour le récit et le roman.

Aujourd’hui, je travaille l’écriture à plusieurs niveaux : pour elle-même, en tant que littérature, mais aussi sur le plan dramaturgique/scénaristique. Questionner le protocole comme geste artistique, est pour moi très important. C’est le premier mot d’ordre de l’art conceptuel qu’il me reste ou qui a, du moins, solidifié mes envies. L’utilisation d’une écriture ou d’une autre est donc différente en fonction des projets que j’appréhende.

Tu parles de l’écriture comme d’une matière plus que comme d’un outil qui ne servirait qu’à “créer des histoires”. Était-ce spécifiquement pour ta dernière pièce “Trois pour cent sauvages” ou un fil rouge dans ton travail en général ?

Je suis fascinée par la richesse de la langue et la manière dont elle a évolué en fonction des spécificités. Cela crée aussi bien des incompréhensions en fonction des contextes, que des ambivalences très riches, et (parfois) cruelles. C’est une très belle manière, je trouve, de jongler entre les climats. Ce sont des brèches que je recherche, le trouble apporté par des décalages entre paradigmes : le sens en souffre. La langue est un espace politique essentiel. Il est notre outil à penser, nous permettant, à travers nos définitions, d’appuyer nos propos. En manque de définitions, nous faisons des détours.

Le monde de la technique, par exemple, est complètement différent de celui de la “littérature”. Mais si on s’attarde un peu, il y a toutes ces définitions techniques que l’on emploie, qui sorties de leur contexte deviennent un réel terrain poétique. On ne sera pas étonné d’entendre les techniciens dire : “charge une patience côté cour”, “Il n’est pas droit dans son berceau”, “j’ai placé les 25 canaux dans le deuxième univers”… Ce langage, plein de spécificités et d’images -qui sont pourtant des définitions bien précises dans le monde de l’éclairage- on le retrouve bien entendu dans tous les champs : la médecine, l’artisanat, la finance, etc. Un même mot n’a pas le même sens ou le même impact en fonction des domaines, et ce recyclage du sens m’intéresse énormément, vu les paradoxes qu’il entraîne. C’est un terrain qui peut nous faire explorer plusieurs espaces de gravité et proposer de nouvelles perceptions du monde, parfois violentes… ou qui me semblent puissantes en tous cas.

C’est quelque chose que je voulais développer dans “Trois pour cent sauvages”, en m’amusant avec les statistiques. Je proposais des pourcentages de choses paradoxalement incalculables : “Ta bague, or jaune, est faite de 5% d’or pur + 1/3 de cuivre et 2/3 d’argent fin sur les 95% restants” ; “Ton mariage, pluvieux, est fait de 33% d’amour sans prévoyance + 1/3 de dispute + 1/3 d’ élaborations paternelles. Ça crée un souvenir solide, compact…”. Dans “No ou le pactole” aussi, où je propose une dénomination des personnages par leurs actions. Ainsi, les nommer influence directement le récit, fixant la dramaturgie à l’intérieur même de l’écriture. Le langage utilisé est finalement intimement lié à l’histoire racontée.

A propos de ce dernier livre, j’ai lu dans une critique en ligne : “Son sujet prêtait à tous les stéréotypes, à tous les moralismes d’usage. L’autrice les évite. Elle swingue, boxe, nous tape dans les tibias : “No…” ne veut pas de notre pitié, alors, nous apprenons à l’aimer”. C’est quoi l’histoire de l’histoire de ce livre ? Ca parle de quoi en parlant de qui ?

A l’époque, j’habitais place de la Bourse. Rien de vraiment intéressant à dire, sinon que j’y ai fait mon confinement et que la galère, en bas de chez moi, a donné “No ou le pactole”. J’ai accroché avec une personnalité de la rue, qui était régulièrement sous ma fenêtre. Je l’ai écrite/décrite au fur et à mesure de mes observations, jusqu’à transformer ce récit en fiction.

C’est l’histoire d’une femme qui, avec son “gang”, était toujours sur la place, comme si elle était au centre d’une arène que l’on regarde à travers une vitre. Ce que je voyais était parfois sombre, parfois violent : ils en venaient très souvent aux poings. Mais il y a aussi beaucoup de tendresse: de l’échange, des rires, de la danse. On a vite tendance à passer par la victimisation quand on traite le sujet de la rue. Ici je voulais montrer autre chose. Des personnalités fortes. Des personnalités drôles et touchantes. Et une certaine solarité. Il y a un réel rapport au corps dans ce texte, que je veux mettre en relation avec l’urbanisme. Quand le corps est marqué, il n’est plus un espace de représentation, d’images, il n’a plus aucune limite sinon celle de la sensation :

“Et ça pardonne pas les cicatrices, surtout quand t’es une nana. Tu vas pas te refaire une réputation avec un beau carré plongeant, ça suffit pas.”

Dans ces cas là, on recherche les sensations à l’excès. C’est une certaine forme de liberté, même si elle est destructible. Tout est intensifié, tout est ancré dans le présent, car le lendemain n’existe jamais :

“L’intérieur n’a plus de mise, L’intérieur n’est plus une mise car tout le monde à déjà fait tapis. Alors il ne s’agit plus que d’une question de jeu. De cartes vides. Qu’il faut battre le plus vite possible, pour encore sentir les coups. Sentir les coups, ça rassure. Finalement, arrive le moment où on a envie de perdre, juste pour sentir les coups. Sentir, c’est l’enjeu. La mise, c’est l’envers. Une question d’épaisseur.”

Ce projet a donné une technique d’écriture nouvelle pour moi (que je déploie d’ailleurs aujourd’hui ailleurs). Je crois que si je devais trouver un fil rouge sur ce qui m’anime de manière générale dans l’écriture, il s’agirait de la responsabilisation / déresponsabilisation de la langue, qui en proposant de nouvelles définitions, engendre des décalages, parfois douloureux car non conscientisé, comme une normalité. Tout comme la langue peut accentuer le fait qu’une chose soit devenue un paradigme. Et cela, ça peut être très cruel aussi.

L’approche systémique de la cruauté, c’est créer un renversement qui décalera l’action et les propos. La cruauté peut intervenir à travers un phénomène d’adaptation. Comme la théorie de la grenouille, qui meurt tranquillement dans l’eau quand on la chauffe doucement, alors qu’elle se serait sauvée si elle avait été plongée directement dans l’eau bouillante. Ce phénomène d’adaptation qui parcourt l’histoire et les hommes est quelque chose qui a toujours été présent dans mon travail : un cycle de surenchères anodines, jusqu’à ce qu’elles en deviennent dérangeantes.

Dans mon projet “Viens Valeur”, on voit que l’objet peut ne pas être utilisé en fonction de sa signification. Il s’agit de développer une approche déroutante avec le renversement de l’objet, qui offre ainsi, entre l’action que prend ce dernier et le sens, un détournement à la fois poétique et malaisant dans les situations qu’il souligne.

Avant de parler directement de ce projet, sur lequel nous nous sommes rencontrés fin 2021, j’aimerais l’aborder par la question du son. Quel est ton rapport avec la matière auditive, la musique expérimentale, la poésie sonore… ?

Je perçois le son comme de possibles mémoires physiques, n’étant pas du tout reliées à une image. L’image me paraît plus claire dans ce qu’elle active. Le son, lui, m’interroge, parce qu’il propose des environnements qui ne nous sont pas toujours conscientisés, pas toujours reliés directement à une cause, gardant ainsi le plus souvent une forme d’abstraction. Nous avons donc un autre rapport à l’imaginaire, car nous allons chercher la cause de ce son en nous appuyant sur notre vécu et notre mémoire. C’est un élément dramaturgique très fort, qui peut jouer avec notre perception temporelle, à travers son lien à nos souvenirs. Il me semble qu’il s’implante de manière plus discrète que l’image aussi, car la vue est -dans la majorité des cas- le sens le plus fort, surtout dans nos sociétés occidentales. C’est donc un terrain qui peut surprendre à travers des “pieds de nez” dramaturgiques. Je trouve que les couches de compréhensions peuvent être plus fines également.

Concernant la musique, je ne suis pas une grande “écouteuse” du genre musical. C’est quelque chose que je côtoie physiquement, puisque je fais les lumières en live de beaucoup de musiciens, notamment en jazz et en musique expérimentale noise. Construire ou improviser les lights sur de la musique impacte inconsciemment le corps, qui enregistre naturellement plusieurs types de rythmes (notamment afin de suivre/retranscrire, à travers la lumière, le son en réflexes).

C’est pour moi, avec l’encodage d’une console lumière, un espace très ludique. Cela a certainement influencé mon écriture. “Trois pour cent sauvages” et “No ou le pactole” sont des écritures très propices à être scandées. Et évidemment le travail sonore de l’ASMR dans “Viens Valeur”, mettant en liens différentes paroles et différents objets, crée une partition qui tend vers la poésie sonore.

Comment est né ce projet multimédias ? Comment décrirais-tu son écriture ? En quoi est-elle spécifique pour toi ?

L’ASMR est quelque chose qui m’a intéressé dès ses débuts dans les années 2010. Il y avait deux trois personnes qui publiaient des vidéos sur youtube et qui étaient déjà d’une très grande qualité : simplement en concentrant leurs mains sur des objets. Pour moi cette pratique pose les mêmes problématiques sémantiques qui m’intéressent dans l’écriture littéraire : l’ASMR, en se concentrant seulement sur le son des objets, en se désintéressant du sens, crée ainsi des paradoxes et des polysémies (sans même que ce soit interrogé dans la pratique de l’ASMR elle-même d’ailleurs).

J’ai donc commencé à contacter plusieurs Youtubeuses. Ce qui n’était pas évident, car on rentre très vite dans le système de stratification du Web : ce sont des “stars” à leurs endroits, et elles sont très sollicitées. Après leur avoir parlé du projet, je leur ai proposé une dramaturgie, ainsi que quelques éléments conçus ou fournis par moi-même, que je leur envoyais par voie postale. J’ai toujours parlé formellement du projet, sans aborder les questions de fond, afin de voir leur propre interprétation des objets que je leur donnais.

Les vidéos se sont donc créées à distance, avec des discussions par téléphone. J’étais toujours très curieuse d’avoir le résultat, car je ne pouvais concrètement rien maîtriser. Quel sens donnent-elles à l’objet que je leur propose? Ou bien veulent-elles donner un sens à cet élément étranger, imposé par quelqu’un d’autre? Que le projet m’échappe, par leur interprétation, est un des fils conducteurs de “Viens Valeur”.

En quoi porte-t-il sur “le fétichisme des objets en tant que possibles sonores et le décalage sémiotique mis en place face au désintérêt de l’objet comme porteur de sens”, comme on peut lire dans son dossier de présentation ?

Le projet joue sur le lien qu’ont les youtubeuses avec leur objet. Elle y perçoivent un intérêt sonore, mais il y a rarement, chez elles, une approche sémiotique de ce dernier. Il y a donc des doubles sens en fonction de la manière dont elles ont interprété ma propre dramaturgie. C’est aussi jouer avec la confrontation de deux mondes radicalement différents, appuyés par un travail à distance avec, forcément, des erreurs d’interprétation et des décalages d’univers, qui se ressentent ensuite à travers les vidéos finales.

M’extraire du monde du théâtre, pour injecter la forme théâtrale dans un cadre comme celui des réseaux, du Web et/ou celui des arts dits “numériques, est une combinaison qui me plait, car elle ouvre à d’autres protocoles d’écriture. On joue avec l’espace, mais aussi avec le temps, car l’interface du Web jongle avec 1) des temporalités différentes : l’accumulation d’informations sur plusieurs périodes, 2) sur un même niveau de lecture : la toile. Cela ouvre également un champ d’exploration en élargissant considérablement les publics (puisqu’une vidéo peut faire des centaines de milliers de vues et aller jusqu’à toucher des personnes complètement extérieures aux milieux culturels classiques).

Ce qui introduit le deuxième axe du projet : “Interroger la mise en réseau de l’image, ici iconique, représentative de l’ère numérique actuelle”. Comment une pratique qui s’adressait, par essence, à l’ouïe s’est vue si étroitement (re)liée à l’image ?

Je pense que l’ASMR -ne montrant auparavant que les mains qui manipulaient les objet- fut tout simplement un très beau prétexte pour créer du contenu. Et, dans le cas présent, ce contenu est davantage lié à la sensation qu’à l’information (ce qui est un registre très attractif et abordable). Il y a donc plusieurs qualités d’ASMR sur le plan sonore. Certain.es youtubeur.euses, se sont spécialisé.es dans le son de manière très intéressante et technique, quand d’autres ont gardé le visuel et l’image (de soi principalement) au même niveau, voir à un plus haut niveau que le son lui-même. Ils ou elles se confient aux internautes en chuchotant, créant ainsi une relation directe entre le regardant et le regardé.
Et cela peut passer par plusieurs canaux/registres dans leurs chaînes, pour gagner plusieurs terrains de visibilité.

L’ASMR est un canal, parmi d’autres, pour les youtubeur.euses, qui peuvent y investir leurs univers. Le procédé utilisé pour relaxer l’interlocuteur est comme une exaltation proposée sous forme de service, remplaçant par l’image/son, un salon de massage par exemple et permettant une multiplication exponentielle du dit service.

Il y a donc plusieurs registres : ce peut être un réel attrait pour les sons bien entendu, mais parfois le registre est exploité pour d’autres fins (liées au sponsoring et au commerce par exemple), où l’objet utilisé pour faire des sons est offert par une entreprise, afin d’en faire une pub indirecte. On en revient aux youtubeur.euses perçues, dans le projet, comme des dieux/déesses à qui l’on fait des offrandes.

Comme je l’ai dit, c’est aussi la proposition d’un espace à la fois intime et pourtant accessible à tous, qui est fascinante : la mise en représentation de soi-même, dans son propre espace. Les termes “amateurisme calibré” et “authenticité performée” ont été proposés par ou autour du travail de Crystal Abidin, anthropologue et ethnographe des cultures Internet et numériques, qui a bien perçu la transition médiatique et politique de ce nouveau phénomène social.

Quelque chose ici se passe: l’esthétique pure d’une déesse et de son décor, la qualité du visuel et du sonore, proposant un panel de sons à la fois précis et dénués de contrôle. L’intimité se met en place à travers cette forme d’”amateurisme” et crée un réel décalage entre la propreté de l’image et l’animalité des sons. On en revient à “Mythologies” de Barthes, qui en parlant de la photographie et de l’image, suggère ce que je ressens comme une nécessité d’imperfection, afin de troubler le spectateur. Ce qu’il appelle “le scandale” signifie pour moi l’aspect obscur d’une image prise en plein rapt. Une anomalie. Un réalisme. Ainsi les vidéos ASMR me semblent jouer avec ces deux facteurs. Nous sommes perpétuellement en train d’effleurer une nouvelle forme de professionnalisation et un certain amateurisme revendiqué. L’esthétique de l’image est impeccable, la captation sonore est impeccable, en revanche les actions et les sons sont complètement intuitifs.

Pour l’instant le projet se décline sous la forme d’installation vidéo, monobandes via minimum 2 plein-écrans ou avec un système de split screen programmés, dans lequel différents fragments se superposent sur un ou plusieurs écrans. C’est un projet au long court que tu laisses se transformer au fil des rencontres. Quelles sont tes prochaines envies le concernant ?

C’est un projet que j’imagine plutôt comme un protocole de travail, se développant de manière rhizomique. À partir de là, je pense qu’il peut prendre plusieurs formes en fonction des espaces proposés. Les vidéos ne doivent pas forcément être toutes montrées en même temps et la dramaturgie de leur interaction est repensée/développée en fonction d’un lieu.
Cet état d’esprit démultiplie les possibilités du projet, qui comme tu le dis bien, se transforme en fonction des rencontres, s’affine suite à son développement, élargissant les champs d’action et les évocations qui s’y connectent.

La mise en scène se repositionne au fur et à mesure, devenant parfois le sujet même de l’écriture de la vidéo demandée. Il n’est pas impossible que l’internaute (le public) soit de plus en plus pris en compte par la suite, ainsi que le rapport au sponsoring. Tout comme l’ASMR crée énormément de paradoxes dans les choix des objets, il faut notamment conscientiser les paradoxes au sein même de la dramaturgie.

Les formes de monstrations peuvent donc prendre des allures très simples ou bien utiliser des systèmes plus complexes. J’ai, par exemple, travaillé sur l’élaboration d’un programme informatique (en collaboration avec l’artiste-codeur musicien français Daniel Romero Calderon) qui propose une réelle interactivité des vidéos entre elles et tout un jeu de cadrages, reliant les vidéos dans leur ensemble en une projection unique, tout en apparaissant sous forme de pop-ups (écrans dans l’écran).

Je songe aussi à une future collaboration en live avec une youtubeuse, ou bien une performance dans laquelle le programme serait relié en interface midi, afin de travailler sous forme de mapping…

Les pieds de nez dramaturgiques que je veux explorer avec “Viens Valeur”, je souhaite aussi les travailler en tant qu’autrice, en questionnant, autant le cadre d’écriture d’un projet, que l’écriture pour elle-même. Un autre projet s’amorce dont je commence à percevoir les contours : lier l’écriture et le principe du sponsoring, qui aurait une grande influence sur le texte produit.

Finalement quand j’y pense, mes projets se cannibalisent de plus en plus les uns les autres, se répercutent… avec peut-être un certain cynisme.

Notes
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  1. rachelmcholz.com
  2. magasin4.be
  3. rachelmcholz.com/octobre-ma-fortune
  4. Institut National Supérieur des Arts du Spectacle et des Techniques de Diffusion (Bruxelles)
  5. chartreuse.org/site/garde-vue-qu-il-te-montre
  6. lettrevolee.com/spip.php?article2509
  7. “Autonomous Sensory Meridian Response” que l’on peut traduire par « réponse autonome sensorielle culminante » est une sensation distincte, agréable, de picotements ou frissons au niveau du crâne, du cuir chevelu ou des zones périphériques du corps, en réponse à un stimulus visuel, auditif, olfactif ou cognitif.
  8. chateauephemere.org https://www.imal.org fabrique-theatre.be villalabrugere.fr
  9. arts-numeriques.culture.be
  10. transcultures.be pepinieres.eu
  11. poelp.be
  12. Comédiens : Alex Guillaume, Clément Delhomme et Aurélien Leforestier – Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles (CAPT – Commission d’aides aux projets théâtraux), La Bellone – Maison du spectacle, Le Boson, La Project(ion) room, Le Lac
  13. bit.ly/3YmYwSU – Note de lecture de Jean Pierre Legrand 01.12.2022
  14. Rachel M Cholz, No ou le Pactole, Bruxelles, La Lettre Volée, 2022 – p 28
  15. ibidem p 55
  16. Crystal Abidin – #familygoals: Family Influencers, Calibrated Amateurism, and Justifying Young Digital Labor – Social Media + Society 2017 3:2
  17. Jeremy Shtern, Stephanie Hill, Daphne Chan – Social Media Influence: Performative Authenticity and the Relational Work of Audience Commodification in the Philippines – International Journal of Communication 2019
  18. Roland Barthes – Mythologies – Points Essais 2014 – p99