Cette interview est parue dans la monographie Memento Body de l’artiste multimédia Thomas Israël (Editions La Lettre Volée 2012)
Philippe Franck : Pouvez-vous retracer votre collaboration avec Thomas Israël ?
Jacques Urbanska : Tout comme moi, Thomas vient des arts de la scène [Conservatoire Royal de Liège/INSAS]. Nous nous sommes rencontrés par ce biais : il était un des performeurs de mon projet Les Lectures intimes. Il s’est d’ailleurs servi du projet dans la réalisation de sa première performance multimédia : Horizon TröM. C’était en 2005, et j’intervenais dans la direction des comédiens ainsi que dans la production d’une installation/ performance sonore. L’expérience n’avait pas été facile pour Thomas : un an plus tôt, le projet avait débuté sous forme de spectacle théâtral (TröM) et s’était vu retiré de l’affiche deux semaines avant la première par la direction du théâtre (pour des raisons assez obscures de points de vue divergents sur la mise en scène).
Thomas en avait été très affecté. Je travaillais à l’époque sur des spectacles/performances déambulatoires, je me suis donc proposé de l’aider et on s’est fait quelques réunions. Je me suis vite rendu compte qu’il n’avait pas vraiment besoin d’aide, mais juste de temps et surtout de soutien. Le travail sur TröM avait, en effet, déjà généré une matière importante : installations sonores et vidéos, corpus textuel, univers visuel, éléments scénographiques… et aussi quelques idées d’installations interactives. Après quelques jours de flottement et d’hésitation seulement, Thomas dégagea très naturellement les grandes lignes d’Horizon TröM. Il me semble que cette expérience, à première vue « négative », est très importante dans le cheminement artistique de Thomas. C’est un moment de rupture et d’éloignement, pas tant avec les arts de la scène, mais avec un certain milieu théâtral dont il était issu et dans lequel il commençait à se sentir à l’étroit. Et cette rupture a laissé une place libre pour l’exploration d’autres médiums, pris cette fois en tant que tels et non pour les besoins de la scène (comme c’était le cas pour TröM). L’art vidéo, l’art sonore, la programmation de processus en temps réel, interactifs, qui redéfinissent la notion de spectateur… c’était pour Thomas une redéfinition des possibilités qui s’offraient à lui et une véritable renaissance artistique.
Les projets étant plus légers, les collaborations étaient aussi plus faciles, plus rapides, car elles demandaient moins de mise en œuvre. Thomas a toujours eu besoin de « collaborer », de s’entourer d’autres personnes pour créer, mais c’est aussi quelqu’un qui a besoin d’un large périmètre de solitude. Il puise son inspiration dans un processus de création assez hermétique : la plupart des projets multimédias – et surtout vidéo – peuvent s’accommoder très facilement de cette tension entre collaboration et solitude.
P. F. : Quels types d’échanges artistiques votre collaboration avec Thomas a-t-elle générés ?
J.U. : Le projet Percept a été une recherche sur la perception spectatorielle, le corps et le mouvement numérisés. Le corps numérique, digitalisé, pixellisé, remanié, corrigé, perfectionné, déformé, ajustable et façonnable à souhait : un corps interfacé qui s’efface au profit de l’image qu’on veut lui donner. Nous avons créé de courtes séquences chorégraphiques interprétées sur scène.
Ces dernières étaient capturées, retravaillées numériquement et interactivement en temps réel. Elles étaient proposées via
soit une projection individuelle dans une boîte immersive (la box dans laquelle le spectateur était couché; le couvercle de la boîte était un écran sur lequel on projetait le résultat retravaillé de ce qui se passait sur scène), soit des projections sur plusieurs écrans placés dans la salle qui proposaient un rendu différent de celui que l’on pouvait voir dans la box. Le spectacle était donc individuel et collectif, découlant à la fois des arts de la scène (deux performeurs corps/mouvement) et des arts multimédias interactifs (deux performeurs visuels, une performeuse sonore).
Nous voulions cette double affirmation du corps et de ses actions : celui du performeur- danseur nu et dépouillé exécutant un trajet chorégraphique, et ses pendants numériques : le corps et ses actes filtrés, décontextualisés et recontextualisés instantanément dans les projections vidéos sonores.
P. F.: Quelle est votre perception de l’œuvre de Thomas et de son évolution ?
J.U.: Depuis 2006, Thomas n’a pas arrêté; il a enchaîné les projets multimédias subventionnés, les festivals, les résidences, des travaux de vidéaste et de V-Jing, des expositions en galerie, dans les musées ou des œuvres pérennes dans l’espace public…, une production clairement tournée vers les nouveaux médias, mais également vers des médiums plus traditionnels. Il s’est engagé dans de tout petits projets et dans des productions très lourdes au niveau temps et budgets. Ces six années sont donc une période riche et dense en termes de production et de reconnaissance. Je pense que Thomas avait besoin de faire, de produire, de tester…